Aké les années d’enfance

2 octobre 2007

Je ne savais pas encore grimper à l’échelle tout seul, mais je savais déjà où elle se trouvait. Rien qu’à entendre le mouvement des pas précipités, je savais où aller à chaque fois que le bruit d’un événement parvenait jusque dans la maison d’Aké. C’était une échelle en fer, et parfois quatre ou cinq habitants de la maison s’y trouvaient à la fois, lançant leurs commentaires, les yeux fixés sur ce qui se passait dehors. Ils ne se souciaient pas des efforts que je faisais pour les rejoindre, affirmant que l’échelle était dangereuse.

Et puis un jour, Joseph se laissa fléchir et me hissa sur ses épaules d’où, pour la première fois, je pus regarder par-dessus le mur de notre cour. Je suivis des yeux le groupe de danseurs arrivant par la route qui passait devant le cénotaphe et derrière l’église avant de disparaître dans une direction que Joseph disait être celle du palais. J’avais reconnu l(église et le cénotaphe. J’avais également reconnu un autre trait du paysage, le grand portail de la mission. Je compris alors que les murs extérieurs de la mission étaient joints bout à bout, cédant la place en certains endroits à des portails ou à des fenêtres. Installé sur les épaules de Joseph, je suivis des yeux le mur contre lequel nous nous appuyions maintenant sur la gauche ; je le vis se fondre dans celui de la resserre où l’on gardait les pots, ceux qui servaient à la cuisine comme ceux qu’utilisait mon père dans son jardin, puis disparaître dans celui du hangar du bois de chauffage et des poulets. Plus loin il devenait le mur d’un petit renfoncement où Papa avait sa pépinière, puis celui de la douche et enfin celui de la cuisine. De là il se prolongeait pour enchâsser la concession du catéchiste, enlaçait le reste de sa maison, redevenait un mur ordinaire avant de s’interrompre au portail de la mission. Puis il se jetait dans le mur de l’école des filles d’en Bas avant de tourner brusquement pour rejoindre le coin de la devanture de la librairie, seul bâtiment de la mission qui s’ouvrît sur la rue.

Tout au long il y avait ici et là quelques fenêtres, ouvertures plutôt symboliques en haut du mur, presque contre la tôle ondulée du toit. Mais dans l’ensemble les murs n’offraient qu’une grande surface ininterrompue, agrémentée de place en place d’un bouquet de feuilles de bananier qui dépassait, d’un goyavier ou de cette plante aux feuilles amères semblable à celle dont le feuillage luxuriant m’effleurait le visage en cet instant. Il m’apparut clairement que nous vivions isolés dans la mission comme dans une ville à nous et que le reste de ce que je voyais c’était Aké. Cette autre ville, Aké, tenait ensemble par ses toits rouillés tout comme la nôtre le faisait par ses murs. Seules des constructions particulières telles que l’église et le cénotaphe se trouvaient isolées. Tout le reste était cousu ensemble d’une seule pièce.

La fois suivante, lorsque j’entendis venir des bruits, je ne me donnai donc pas la peine de me battre pour obtenir une place sur l’échelle où, de toute façon, j’étais incapable de grimper. Je savais maintenant où était ce portail que je franchissais pour aller à l’église en tenant la main de Lawanle, de joseph ou de Maman. J’avais également compris que pour voir les choses beaucoup mieux il suffisait de sortir et de regarder. En arrivant au portail je fus étonné de constater qu’il n’était pas fermé à clef. C’était d’autant plus agaçant que je n’arrivais pas à atteindre la cheville de bois qui soulevait le loquet. Puis j’entendis des éclats de voix à l’intérieur : de toute évidence, d’autres avaient eu la même idée que moi. Je frappai sur le portail et l’on m’ouvrit.

C’étaient tous des inconnus. Je n’avais encore jamais vu ces visages. Je me demandai si c’étaient des passants qui avaient monté les marches du portail pour mieux voir. J’eus l’impression qu’ils me considéraient d’un œil dubitatif, mais ils s’écartèrent pour me laisser venir devant et nous cessâmes de nous observer en voyant arriver la fanfare de la gendarmerie, cause de toute cette effervescence. Les musiciens portaient de larges ceintures rouge vif, des fez de la même couleur dont les glands s’agitaient et des sortes de gilets brodés. L’homme de tête était sanglé à un tambour d’une taille incroyable. A chaque pas je m’attendais à ce qu’il perdît l’équilibre, mais il martelait la peau blanche avec une maîtrise parfaite en regardant droit devant lui sans détourner la tête. Ses bras faisaient des moulinets et les bouts renflés de ses baguettes tournoyaient avant de s’abattre sur les flancs de l’engin. Devant marchait un homme qui jonglait avec une énorme canne ; il la jetait en l’air, la faisait tourner et la rattrapait au moment où elle retombait. Une fois il la rattrapa même derrière son dos et fut récompensé par les acclamations de la foule. Au milieu des musiciens s’élevait un entonnoir de cuivre étincelant, et le visage qui soufflait dedans paraissait près d’éclater. Il en sortait des sons presque aussi graves que ceux du gros tambour, mais l’effort qu’on lisait sur ce visage dépassait de loin celui des joueurs de tambour.

J’éprouvais une curieuse sensation. A chaque fois que la grosse caisse retentissait, j’avais l’impression que les vibrations m’entraient dans l’estomac dont les parois en renvoyaient l’écho qui ressortait pour la rejoindre. J’écoutais : j’avais cette sensation à chaque fois que venait le boum. Il n’y avait pas de doute possible, c’était la façon de faire de la grosse caisse, et j’étais sûr que tout le monde avait la même impression. Je remarquai les petits garçons qui suivaient la fanfare. Certains marchaient juste derrière, en imitant le pas des gendarmes, d’autres marchaient sur le côté, tout au bord de la chaussée. Ils n’avaient pas l’air beaucoup plus grands que moi et je ne tardai pas à les rejoindre. A la différence des inconnus du portail, aucun ne semblait me remarquer. Je m’intégrai au groupe qui suivait, mais en prenant bien soin de ne pas contrefaire l’air conquérant des autres : cela ne me paraissait pas convenable et l’air sévère des gendarmes montrait qu’ils pourraient bien s’en offenser.

Traduit de l’anglais par  Etienne Galle
Pierre Belfond - 1984

Aké les années d’enfance

2 octobre 2007

Les odeurs s’en sont allées. A leur place, des bruits surtout, et même eux sont des formes tordues délirantes des voix intimes, discrètes, des êtres et des choses qui remplissaient ensemble Aké de l’aube au crépuscule et dont les variantes nocturnes assourdies défiaient notre analyse tandis que, sur nos nattes, nous luttions contre le sommeil. Même l’odeur la moins agréable, l’odeur légèrement nauséeuse d’une punaise écrasée, mêlée d’un relent de ce camphre qui aurait dû empêcher son apparition faisait partie de l’invisible réseau de la “personnalité” d’Aké ; elle appartenait au même ordre que les marmonnements nocturnes de Sorowanke, la folle qui vivait près du manguier et qui rêvait tout haut. C’était le manguier de la place, presque en face de l’église. La nuit nous l’entendions distinctement conjurer ses démons ou se chamailler avec son amoureux dément, Yokolu. Au grésillement de l’aiguille chauffée que Chrétienne Sauvage maniait dans ses batailles contre les punaises se mêlait le défi que les grillons et les cigales lançaient à la répétition prolongée de la chorale de l’église Saint-Pierre, à la veille d’une fête sans doute. Sorowanke ponctuait l’hymne de hurlements soudains et de claques sur ses maigres cuisses gercées tandis qu’au clocher retentissaient, solennels, les douze coups de minuit.